Aller au contenu

le féminisme n’est pas un long fleuve tranquille

Anne-ZelenskiA l’appel de plusieurs organisations associatives et politiques, dont le Front de Gauche, plusieurs marches se sont déroulées en France, le 15 mars 2015, pour réclamer entre autres l’abrogation de la loi du 15 mars 1984 interdisant le port du foulard dans les établissements scolaires.
Vous trouverez les arguments de Laurent Lévy, militant de gauche ici.
De son côté, Anne Zelensky, présidente de la Ligue du Droit des femmes, cofondée en 1974 avec Simone de Beauvoir, a adressé le 30 mars 2015, au journal Le Monde, en réponse à une pétition-tribune demandant l’abrogation de la loi de 2004 contre le voile un texte qui a été refusé et que je publie intégralement :
<< Il y a 12 ans en 2003, dans ces mêmes colonnes, nous publiions avec Anne Vigerie un texte qui a fait date. “Laïcardes, puisque féministes”. Nous y analysions la menace que représentait pour nos libertés le voile, ce symbole de la soumission des femmes, nous y affirmions notre solidarité avec les millions de femmes qui de par le monde sont obligées, elles, de le porter. Nous concluions en demandant le vote d’une loi interdisant à l’école le port des signes religieux. Cette loi a été votée en 2004. Aujourd’hui, certaines féministes en demandent l’abrogation. Au nom de la “tranquillité” des femmes voilées à qui il faudrait laisser le temps de se retourner et de faire en toute conscience leur choix. “Laissons les filles tranquilles ! Laissons-les réfléchir et discuter ensemble des voies et moyens de leur propre libération” (Le Monde 24 mars 2015). Le problème est que nous sommes en France, pays des droits de l’Homme, qui inclut l’égalité des sexes, qu’on n’abroge pas une loi d’intérêt général pour satisfaire la tranquillité d’esprit d’une minorité de la population et que nous ne sommes pas seules sur terre. A-t-on réfléchi au signe que ces féministes envoient au reste du monde ? Par quelle aberration en vient-t-on, quand on est féministe, à demander dans un pays laïc, l’abrogation d’une loi qui consolide la laïcité, garantit les libertés de chacun/e et encourage l’émancipation des femmes hors des carcans religieux ? Mais parle-t-on du même féminisme ? Une clarification du terme s’impose. Par définition le féminisme est intranquille. Il ne s’accommode guère de l’ordre des choses. Depuis quelques siècles, il s’ingénie à le bousculer pour mieux octroyer aux femmes les mêmes droits qu’aux hommes. On peut certes préférer que les choses avancent toutes seules. Ça prend du temps ! Ainsi le BIT (Bureau International du Travail) avait calculé que si on ne donnait pas de coups de pouce à l’égalité au travail entre hommes et femmes, il faudrait bien quelques 400 ans pour y parvenir. Le féminisme est l’ensemble des coups de pouce donnés au cours de l’Histoire pour en accélérer le rythme. Comment se fait-il alors que les mêmes féministes qui se sont engagées dans des combats de libération pour elles-mêmes et leurs consœurs, prônent étrangement, quand il s’agit de femmes musulmanes, celles qui se voilent, un attentisme contradictoire ? L’air de dire “ne leur en demandons pas trop quand même”. N’y aurait-il pas là-dessous comme un relent paternaliste qui choque sous la plume de dames qui pourfendent le racisme et le colonialisme ? Les beaux principes se heurtent là, comme toujours à la réalité. La nôtre, pétrie de contradictions : pour être pourfendeuses du racisme, on n’en est pas moins fille de ce vilain occident colonialiste. Celle du monde, où le voile et autres burqas, ne sont pas signes de libération. Mais ce malheureux mot de liberté est dévoyé sous le travestissement pervers de la “servitude volontaire”. Voyez ce qu’en pensent les femmes d’Africa 93 La Courneuve, association qui œuvre en pleine cité, pour l’émancipation des femmes.
“Pourquoi elle – Christine Delphy – n’a pas dit ça au moment des luttes pour la contraception, pour la criminalisation du viol ; Il aurait fallu laisser les femmes se débrouiller seules. C’est insupportable ces propos, nous les arabes ou immigrées on ne mérite pas que le féminisme s’intéresse à notre situation. On peut se faire exciser, violer, tabasser, tant pis pour nous, personne ne doit nous soutenir”
Oui, pourquoi ce deux poids, deux mesures ? Par quelle gymnastique intellectuelle, des féministes peuvent-elles choisir de défendre la cause d’une minorité de voilées, plutôt que de se soucier du sort de millions de leurs consœurs et de l’avancée de notre propre cause ici et maintenant ? Tiennent-elles compte du tort que cause symboliquement à notre fragile démarche de libération ici, ce signe objectif de relégation des femmes ? Entendent-elles la colère et la déception de ces milliers de femmes fuyant le monde musulman pour chercher en France cette liberté qui leur est déniée là-bas ? Elles souffrent de la complaisance de ces féministes françaises pour le voile. Elles attendaient du pays des droits de l’Homme qu’il défende aussi la dignité des femmes. Il faut citer ici, entre autres, cette “Lettre ouverte à nos amies féministes” que nous ont envoyé en 2009 des “Féministes Laïques Algériennes et Iraniennes” (contact : feministelaiquepointbarre@yahoo). J’en cite un extrait :
“Ce message, certes chargé de colère, s’adresse à certaines de nos camarades féministes engagées dans les luttes antiracistes, altermondialistes, traversées par une certaine culpabilité coloniale et postcoloniale. Militantes et/ou chercheuses, porteuses des valeurs féministes, nous n’arrivons pas à concevoir, à comprendre ni à accepter votre engagement aux côtés de celles qui se nomment “féministes musulmanes et/ou voilées”, au dépend des féministes laïques”.
Ce texte pointe la différence d’approche entre féministes, dont les choix s’opposent. Il nous pose problème de notre responsabilité. Nous avons la chance, nous les femmes occidentales d’avoir accédé à une certaine liberté, conquise de haute lutte. Nous n’avons pas décidé d’être un modèle pour des millions de femmes et d’hommes de par le monde. Nous sommes, que nous le voulions ou non, un modèle pour ces aspirants à la démocratie. Le féminisme en est partie prenante. Nous n’avons pas en avoir honte. Il ne s’agit pas d’affirmer une quelconque supériorité ni d’imposer notre mode de pensée et d’être. Mais d’être conscientes et fières d’être tombées du bon côté du mur et d’en faire profiter les autres. Fille d’émigrés russes, je me félicite d’être devenue française et je n’aurais peut-être pas accédé aux mêmes privilèges dans le pays d’origine de mes parents. A quoi sert de se vautrer dans le reniement de soi et une culpabilité contreproductive ?
La recherche de liberté est du côté de ces femmes et hommes qui s’exilent chez nous pour tenter de la vivre enfin, pas du côté d’une poignée de filles voilées, qui risquent de comprendre en effet un peu tard qu’elles se sont fourvoyées. Cessons de les désespérer, ces femmes et ces hommes, qui cherchaient chez nous ce dont ils étaient cruellement privés chez eux. Cessons de leur offrir le lamentable spectacle de nos contorsions intellectuelles sans rapport avec la réalité. Ils rêvent à cette même laïcité émancipatrice que d’aucunes veulent amputer. Par quel retournement aberrant de sens en arrive-t-on à imputer à la laïcité, courant émancipateur, une victimisation des “filles voilées”, alors qu’en fait elles sont victimes des interdits des religions qui les infériorisent ?
La loi de 2004, n’oblige personne à opter pour ou contre le voile, elle se contente dans le cadre très précis de l’école, d’exiger qu’on n’y affiche pas de signes religieux. Elle est l’affirmation d’une identité bien spécifique et le soutien minimum et vital apporte ici à la lutte des femmes en rupture avec un système d’asservissement objectif. Le progrès de notre espèce est incompatible avec l’immobilisme des traditions et des religions. Le féminisme est un mouvement qui déplace les lignes figées des idéologies de la soumission. Nous nous situons dans cette lignée et revendiquons le droit à l’intranquillité de la révolte. Pour toutes.
Anne Zelensky >>

admin