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La Centrale Maudite du Lac Noir

Une centrale électrique rénovée puis rasée

La Centrale Electrique du Lac Noir, dans les Vosges, a été démolie en 2012. Pourtant le concessionnaire avait entrepris, de 1990 à 2002, un chantier très important de rénovation des installations qui aura coûté plusieurs dizaines de millions d’Euros.

La première S.T.E.P. française

La centrale électrique du Lac Noir fut la première Station de Transfert d’Energie par Pompage française. Elle a été construite dans les années 1930, en même temps que la centrale hydroélectrique de Kembs, édifiée sur le Rhin, dans la zone des trois frontières (France, Allemagne, Suisse) sous la direction de l’ingénieur René Koechlin. Son fonctionnement consistait à pomper (pendant les heures où la production d’électricité était excédentaire) l’eau du Lac Noir, situé à 950 mètres d’altitude environ, pour la refouler vers le Lac Blanc, une centaine de mètres plus haut, et à turbiner (pendant les heures de forte consommation  d’électricité) l’eau accumulée dans le lac supérieur pour la refouler dans le lac inférieur. Cela permettait d’absorber une partie de la production nocturne de l’usine de Kembs.

Cependant, autant la centrale de Kembs fut une réussite sur le plan industriel et économique, car outre la production d’électricité, elle a permis grâce à son canal de pérenniser la navigation sur le Rhin au passage de la barre rocheuse d’Istein, autant la centrale du Lac Noir aura été une catastrophe humaine et industrielle, depuis sa première mise en service jusqu’à sa démolition.

La catastrophe de 1934

Le jour de la mise en service de la centrale du Lac Noir, le 4 janvier 1934 à 21 h, la conduite forcée métallique reliant la galerie à la centrale se rompit, en raison d’un défaut sur la collerette d’un trou d’homme ; le toit de la centrale s’effondra sur le personnel, ingénieurs, techniciens et ouvriers, tuant neuf d’entre eux. Après réparations, l’aménagement fut mis en service en 1938. La légende raconte que le soubassement de la centrale représentait neuf cercueils alignés. L’ingénieur responsable du chantier se suicida peu après l’accident. La centrale fut reconstruite et remise en service en 1938, mais rapidement la digue morainique du Lac Noir se mit à fuir. En 1940 la centrale fut prise par les allemands, mais ils étaient trop occupés à remettre en état la centrale de Kembs sabotée par les français en 1940, et à faire la guerre au reste de l’Europe, qu’ils n’eurent pas le temps de s’occuper des fuites des installations.

La rénovation de la Centrale de 1990 à 2002

Le concessionnaire, basé à Mulhouse, procéda à la rénovation complète de la centrale du Lac Noir de 1990 à 2002, date de la deuxième catastrophe. Au préalable il avait été envisagé de remplacer la centrale par une nouvelle, d’un meilleur rendement énergétique, mais le projet avait été abandonné car jugé non rentable. Au Lac Noir, le ratio entre l’énergie produite par turbinage et l’énergie consommée par le pompage était exécrable : à peine 50 %. De fait la centrale n’était plus utilisée pour sa fonction première, le transfert d’énergie par pompage, et les rares fois où elle tournait, c’était à vide, pour injecter du réactif sur le réseau électrique en faisant fonctionner les alternateurs en compensateurs synchrones. Il n’empêche, au lieu de construire une nouvelle centrale, ou tout simplement de ne rien faire, le concessionnaire a dépensé des dizaines de millions d’euros pour remettre à niveau les installations, en commençant par la fin, c’est-à-dire par les systèmes de commande et les automatismes, pour finir par là où il aurait fallu commencer, c’est-à-dire les conduits hydrauliques.

C’est au cours et en raison de ces travaux que l’incident qui a causé la ruine de la centrale s’est produit.

La catastrophe de 2002

Au cours de la rénovation du circuit hydraulique, le conduit d’un groupe pompe turbine débouchant dans le Lac Noir fut batardé (fermé par un batardeau constitué de panneaux étanches), de façon à pouvoir travailler sur les conduits et les organes hydrauliques. A l’intérieur de l’usine, un trou d’homme (trappe métallique démontable) avait été laissé ouvert de façon à permettre aux techniciens de pénétrer à l’intérieur des conduits.

Le batardeau subissait la pression de l’eau côté Lac, non compensée par une contrepression côté usine puisque les conduits étaient vides d’eau. La pression ainsi exercée provoqua la rupture du conduit de refoulement de la turbine sur lequel venait s’appuyer le batardeau. Ce n’aurait pas été bien grave si le trou d’homme n’avait pas été laissé ouvert. L’eau venant du lac s’engouffra dans le conduit de la turbine, sortit par le trou d’homme et inonda la salle des machines sous 25 mètres d’eau, en même temps que tous les équipements électromécaniques, électriques et informatiques flambant neufs et jamais utilisés.

En quelques heures, douze années de travaux furent réduits à néant et la centrale ne fut pas réparée.

Hasard du sort, comme en 1934, un trou d’homme était le responsable de la catastrophe.

Une catastrophe imputable à l’incompétence des services techniques en charge de la rénovation de la centrale, elle aurait pu être facilement évitée, il suffisait de baisser le niveau du Lac Noir en ouvrant les vannes de vidange, il suffisait de calculer et de vérifier la résistance du conduit où venait s’appuyer le batardeau, il suffisait de ne pas laisser le trou d’homme ouvert et sans surveillance, il suffisait de consolider le génie-civil et la chaudronnerie avant d’installer des équipements sensibles.

Une usine entièrement rénovée et remise à niveau ruinée en quelques heures parce que personne n’avait pensé à fermer la trappe de visite. L’analyse des risques avait pourtant été instaurée quelques années auparavant. Mais la paperasse ne remplace pas le métier et le bon sens.

Le concessionnaire efface méthodiquement les traces de sa connerie

Le plus étonnant de l’histoire est que personne n’a été sanctionné ou mis à pied pour cette incompétence. Le fait que le trou d’homme était resté ouvert n’a pas fuité et la thèse officielle est qu’une inondation a été provoquée par la déformation du conduit d’évacuation de l’une des turbines.

Il restait une centrale électrique dont la superstructure était intacte et quatre belles villas construites en même temps que l’usine pour loger le personnel.

Le bâtiment usine, une cathédrale de béton de style art déco où plusieurs films ont été tournés aurait pu être conservé, de même que les villas du personnel.

Pour une raison que j’ignore, il fut décidé de tout faire disparaitre : les quatre villas furent rasées en premier, puis la centrale fut désamiantée, démontée et explosée.

Le meilleur moyen pour éviter une enquête sérieuse sur les raisons de l’accident.

Un projet bidon

Pour justifier la démolition des ouvrages, le concessionnaire a longtemps prétendu vouloir construire une nouvelle centrale, plus performante, à côté de l’ancienne. Et en 2009 l’Etat lui a accordé à une concession pour construire cette nouvelle centrale. Mais on vient d’apprendre qu’il a décidé de renoncer à cette construction et à la concession qui lui a été octroyée.

L’Etat floué par le concessionnaire

Les concessions délivrées par l’Etat pour la construction de centrales hydroélectriques prévoyaient qu’à l’issue de la concession, le concessionnaire est tenu de remettre à l’Etat les ouvrages en parfait état de fonctionnement. En l’occurrence, le concessionnaire a ruiné l’ouvrage et l’a laissé à l’abandon pendant une dizaine d’années avant de finir par le démolir. Le projet de nouvelle centrale avait pour but de faire avaler la pilule.

Une triste fin pour cette centrale, mais peut-être était-elle maudite et sans doute valait-il mieux l’effacer et l’oublier.

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